CHAPITRE 30

 

Je n’aime pas l’espace dur. Ça vous nique la tête.

Ça n’a rien de physique. On peut faire plus d’erreurs dans l’espace qu’au fond de l’océan, ou dans une atmosphère toxique comme celle de Glimmer Cinq. On peut se permettre beaucoup plus de choses dans le vide, et ça m’est arrivé. Si l’on est stupide, distrait ou paniqué, on ne meurt pas avec la même implacabilité que dans des environnements moins cléments. Mais ça n’a rien à voir.

Les orbitales de Harlan gravitent à cinq cents kilomètres, et abattent à vue tout ce qui pèse plus qu’un hélicoptère six places. Il y a eu des exceptions notables à cette règle, mais pour l’instant personne n’a compris pourquoi. Par conséquent, les Harlanites ne volent pas souvent. Le vertige est aussi courant que les grossesses. La première fois que j’ai porté une combinaison de vide, grâce aux marines du Protectorat, du haut de mes dix-huit ans, tout mon esprit s’est figé net, et j’ai regardé l’infini. Tout du long, je m’entendais gémir, très loin au fond de ma gorge. La chute paraissait très, très longue.

Le conditionnement diplo vous permet de raisonner presque toutes les peurs. Mais on a encore conscience de ce dont on a peur, parce qu’on sent le poids du conditionnement qui se met en branle. Je sentais ce poids chaque fois. En orbite haute sur Loyko pour la révolte des pilotes. En me déployant avec les commandos vide de Randall autour de la lune extérieure d’Adoracion. Et une fois, dans les profondeurs de l’espace interstellaire, pendant le détournement de la barge de colonisation Mivtsemdi, en disputant une partie de cache-cache assassine avec les membres du Real Estate Crew autour de la coque. Chute sans fin le long de sa trajectoire, à des années-lumière du soleil le plus proche. La fusillade du Mivtsemdi avait été horrible. J’en avais encore quelques cauchemars, de temps en temps.

La Nagini s’est infiltrée dans l’interstice découpé par la porte dans l’espace à trois dimensions. Elle est restée au milieu du rien. J’ai relâché le souffle que nous retenions tous depuis que la navette d’assaut avait commencé son approche. J’ai marché vers le cockpit, rebondissant légèrement dans le champ grav ajusté. Je voyais déjà le champ d’étoiles sur l’écran, mais je voulais le regarder vraiment, par les transparences renforcées au nez de l’appareil. Il est toujours bon de voir son ennemi en face, de sentir le vide à quelques centimètres. Cela aide à savoir où on est, jusqu’aux racines animales de son être.

Il est tout à fait contraire aux règles du vol spatial d’ouvrir des écoutilles de connexion pendant l’entrée dans l’espace dur. Personne n’a rien dit, pas même en comprenant où j’allais. J’ai eu droit à un regard étrange de la part d’Ameli Vongsavath en entrant dans le cockpit, mais elle n’a rien dit non plus. D’un autre côté, elle était la première pilote de l’histoire humaine à réaliser un transfert instantané, depuis une altitude de six mètres planétaires jusqu’au cœur de l’espace. Elle devait avoir d’autres chats à fouetter.

J’ai regardé devant moi, par-dessus son épaule gauche. Regardé vers le bas, et senti mes doigts se crisper sur le haut du siège de Vongsavath.

Peur confirmée.

Le vieux déplacement dans la tête, comme des portes hermétiques verrouillant certaines sections de mon cerveau sous une illumination implacable. Conditionnement.

J’ai respiré.

— Quitte à rester, tu pourrais t’asseoir, a dit Vongsavath.

Elle s’affairait avec un moniteur de stabilisation qui s’était mis à bafouiller devant la soudaine absence de planète sous nos pieds.

Je me suis glissé dans le siège du copilote, avec des mouvements très prudents, cherchant les sangles de sécurité.

— Tu vois quelque chose ?

— Des étoiles, a-t-elle répondu.

J’ai attendu un moment, pour m’habituer à la vue, ressentant une tension sur les coins extérieurs de mes yeux, un réflexe instinctif reculant les limites de ma vision périphérique pour chercher une fin à cette intense absence de lumière.

— Et, où on est ? Loin ?

Vongsavath a affiché des chiffres sur l’unité d’astrogation.

— D’après ça ? (Elle a sifflé bas.) Sept cent quatre-vingts millions de kilomètres. En gros. Tu y crois, à ça ?

Ce qui nous plaçait juste dans l’orbite de Banharn, la géante gazeuse solitaire et assez quelconque qui montait la garde à la limite du système Sanction. Trois cent millions de kilomètres plus loin dans l’ellipse, une mer de débris en rotation, trop étendue pour qu’on l’appelle ceinture, qui ne s’était jamais regroupée en une masse planétaire. Encore quelques centaines de millions de kilomètres, et on avait Sanction IV. Là où nous étions quarante secondes plus tôt. En gros.

Impressionnant.

D’accord, une injection à portée stellaire peut vous transporter à tant de kilomètres qu’on n’a pas le temps d’écrire tous les zéros. Mais avant cela, il faut se faire digitaliser, puis injecter dans une nouvelle enveloppe. Pour tout cela, il faut du temps et de la technologie. C’est un process.

Nous n’avions pas eu recours à un process, ou du moins rien que nous, humains, aurions pu reconnaître comme tel. Nous avions simplement franchi une ligne. Avec l’envie et une combinaison vide, j’aurais pu franchir cette ligne à pied.

L’impression de ne pas avoir sa place, comme l’avait dit Sutjiadi, m’a caressé la base du crâne. Le conditionnement s’est réveillé pour l’étouffer. L’émerveillement, voisin de la peur.

— Nous sommes arrêtés, a murmuré Vongsavath, plus pour elle que pour moi. Quelque chose a absorbé notre accélération. Il devrait y en avoir. Oh putain ! De Dieu !

Sa voix, déjà basse, s’est réduite à un murmure sur ces quatre derniers mots. Son ton avait décéléré comme la Nagini. Quittant des yeux les chiffres affichés, j’ai regardé devant nous, et ma première pensée, toujours en mode planétaire, était que nous étions dans une ombre. Le temps de me rappeler qu’il n’y avait pas de montagnes, ici, et pas beaucoup de lumière solaire à voiler, je me suis mangé le même choc tétanisant que Vongsavath.

Au-dessus de nos têtes, les étoiles s’écartaient.

Elles disparaissaient lentement, une par une, avalées à une vitesse terrifiante par la masse occultante de quelque chose qui paraissait attendre à quelques mètres à peine de nos hublots supérieurs.

— C’est ça, ai-je dit avec un frisson, comme si je venais d’achever une obscure invocation.

— Portée… (Vongsavath a secoué la tête.) Il est à près de cinq kilomètres. Ça nous fait du…

— Vingt-sept kilomètres de large, ai-je lu moi-même. Cinquante-trois de long. Structures externes s’étendant sur…

J’ai abandonné.

— Gros. Très gros.

— N’est-ce pas ? (La voix de Wardani s’élevait derrière moi.) Vous voyez la crénelure, au bord ? Chacun de ces creux fait environ un kilomètre.

— Je devrais vendre des billets d’entrée, a lâché Vongsavath. Maîtresse Wardani, voulez-vous bien retourner vous asseoir dans la cabine !

— Désolée, a murmuré l’archéologue. Je voulais juste…

Sirènes. Un cri espacé qui lacérait l’air du cockpit.

— On nous attaque, a crié Vongsavath avant de faire piquer la Nagini.

Dans un puits de gravité, cette manœuvre aurait été très douloureuse. Ici, avec seulement le champ grav du vaisseau, on aurait plutôt dit un effet spécial d’expéria, un truc d’illusionniste d’Angel Wharf, avec holomouvement.

Fragments de combat dans le vide :

J’ai vu le missile tournoyer vers nous dans les hublots droits.

J’ai entendu les systèmes de combat se mettre en route avec leur voix de machine enthousiaste et agréable.

Des cris derrière moi, dans la cabine.

J’ai commencé à me tendre. Le conditionnement a débarqué en force, m’obligeant à me décontracter en vue de l’impact.

Euh, attendez…

— Ça ne va pas, a dit Vongsavath d’un coup.

On ne voit pas les missiles, dans l’espace. Même ceux que nous pouvons construire, avec notre toute petite technologie, se déplacent trop vite pour qu’un œil humain puisse les suivre.

— AUCUNE MENACE D’IMPACT, a observé l’ordinateur de combat, paraissant déçu. AUCUNE MENACE D’IMPACT.

— Ça bouge à peine, a remarqué Vongsavath, appelant un nouvel écran en secouant la tête. Vélocité axiale de… Ah putain, c’est juste un débris…

— Ça reste un élément mécanique, ai-je dit en désignant une petite pointe dans la section rouge du scan à spectres. Des circuits, peut-être. Ce n’est pas un rocher. Enfin, pas juste un rocher.

— Mais ce n’est pas actif. Complètement inerte. Je vais faire un…

— Pourquoi tu ne nous avances pas dessus ? (J’ai fait un rapide calcul dans ma tête.) Une centaine de mètres. On devrait l’avoir en plein devant nous. Enclenche les lumières extérieures.

Vongsavath m’a regardé avec une combinaison de dédain et d’horreur. Ce n’était pas exactement recommandé par les manuels de vol. Et surtout, elle devait encore être secouée par l’adrénaline qui lui avait giclé dans le système. Ça peut rendre grincheux.

— Je nous aligne, a-t-elle fini par dire.

Dehors, l’éclairage s’est illuminé.

D’une certaine façon, ce n’était pas une bonne idée. L’alliage transparent renforcé des hublots avait été construit pour le combat dans le vide. C’est-à-dire pour encaisser presque n’importe quelle micrométéorite sans le moindre dégât. Ce n’était pas une petite collision avec un débris qui pourrait l’abîmer. Et pourtant, ce qui a rebondi sur le nez de la Nagini a eu un sacré impact.

Derrière moi, Tanya Wardani a crié, un petit son rapidement étouffé.

Aussi brûlé et brisé qu’il fût par les conditions de froid extrême et l’absence de pression, l’objet restait reconnaissable pour ce qu’il était : un corps humain, habillé pour l’été sur la côte de Dangrek.

— Putain de Dieu…, a murmuré Vongsavath une nouvelle fois.

Un visage noirci nous regardait d’un air aveugle, ses orbites vides masquées par des filaments de tissus explosés et gelés. La bouche était un cri, aussi silencieux à présent qu’au moment où son propriétaire avait essayé de trouver sa voix dans l’agonie de la dépressurisation. Sous une chemise d’été incroyablement criarde, le corps était gonflé d’une masse que je pensais être les intestins et l’estomac. Les phalanges tapèrent au hublot. L’autre bras fut rejeté en arrière, par-dessus la tête. Le mort avait essayé de repousser le vide à mains nues.

En vain.

Derrière moi, Wardani pleurait en silence.

Et répétait un nom.

 

Nous avons trouvé les autres avec leur balise, flottant au fond d’un creux de trois cents mètres dans la coque, autour de ce qui semblait être un hangar. Ils portaient tous les quatre des combinaisons de vide bon marché. Ils avaient dû mourir quand leur réserve d’oxygène s’était épuisée, six à huit heures plus tard. Le quatrième n’avait pas voulu attendre tout ce temps. Il y avait un joli trou de cinq centimètres fondu dans le casque, de droite à gauche. Le laser de découpe industrielle qui avait fait les dégâts pendait toujours à son poignet.

Vongsavath a refait sortir le robot à appendices préhensiles EVA. Nous avons regardé les écrans en silence, tandis que la petite machine saisissait chaque corps et les rapportait à la Nagini avec la même douceur efficace qu’elle avait eue pour les restes noircis et brisés de Tomas Dhasanapongsakul. Cette fois, les corps enveloppés dans le blanc de leur combinaison vide, on aurait pu croire un enterrement filmé à l’envers. Les morts arrachés au vide et consignés dans le sas ventral de la Nagini.

Wardani ne gérait plus. Elle est descendue avec nous sur le pont de la soute, tandis que Vongsavath s’occupait du transfert de pression entre le sas et la navette. Elle a regardé Sutjiadi et Luc Deprez remonter les corps. Mais quand Deprez a ouvert le premier casque et a dégagé le visage qu’il masquait, elle a lâché un sanglot étranglé avant de se blottir dans le coin le plus éloigné. Je l’ai entendue vomir. L’odeur acide a saturé l’air.

Schneider l’a rejointe.

— Tu connaissais aussi celle-là ? ai-je demandé pour rien en regardant le visage mort.

C’était une femme, une enveloppe d’une quarantaine d’années, les yeux accusateurs et écarquillés. Elle était gelée tout entière : son cou raide, dans l’anneau du col de la combi, empêchait la tête de reposer sur le pont. Les éléments chauffants de la combinaison avaient dû rendre l’âme plus tard, mais si cette femme faisait partie de l’équipe découverte dans les filets du chalutier, elle était ici depuis un an. Aucune combi n’assurait de telles chances de survie.

Schneider a répondu pour l’archéologue.

— C’est Aribowo. Pharintorm Aribowo. Spécialiste es glyphes sur les fouilles de Dangrek.

J’ai eu un mouvement du menton pour Deprez. Il a ouvert les autres casques. Les morts nous regardaient, alignés, la tête levée comme en plein exercice abdominal. Aribowo et trois hommes. Seuls les yeux du suicidé étaient fermés, les traits calmes, une telle expression de paix qu’on cherchait à deux fois le trou net et cautérisé qu’il avait creusé dans son propre crâne.

En le regardant, je me suis demandé ce que j’aurais fait. En voyant la porte se refermer derrière moi, en sachant à coup sûr que j’allais mourir dans les ténèbres. En sachant que, même si on envoyait immédiatement une navette de secours vers ces coordonnées, elle arriverait dans plusieurs mois. Je me demandais si j’aurais eu le courage d’attendre, dans la nuit infinie, espérant contre toute attente un miracle.

Ou le courage de ne pas attendre.

— C’est Weng, a dit Schneider en revenant, près de mon épaule. Je ne me rappelle pas son nom complet. Lui aussi théorisait sur les glyphes. Je ne connais pas les autres.

J’ai regardé Tanya, blottie contre le mur de l’autre côté du pont, les bras enroulés sur elle-même.

— Pourquoi tu ne lui fous pas la paix ? a sifflé Schneider.

J’ai haussé les épaules.

— OK, Luc. Retourne dans le sas et emballe Dhasanapongsakul avant qu’il se mette à goutter. Puis les autres. Je vais t’aider. Sun, on pourrait charger la bouée ? Sutjiadi, vous pourriez filer un coup de main. J’aimerais savoir si on va pouvoir déployer cette connerie.

Sun a opiné.

— Hand, vous devriez commencer à penser urgence, parce que si la bouée est niquée, il va nous falloir une autre idée.

— Attendez un peu, a commencé Schneider, effrayé pour la première fois depuis que je le connaissais. On reste ici ? Après ce qui leur est arrivé, on reste ?

— Nous ne savons pas ce qui leur est arrivé, Schneider.

— Ça ne se voit pas ? La porte n’est pas stable, elle leur a claqué au nez.

— C’est n’importe quoi, Jan. (La voix de Wardani retrouvait un peu de son ancienne force, un ton qui a allumé quelque chose au creux de mon ventre. Elle était de nouveau sur pied, essuyant les larmes et la bile sur son visage.) Quand nous l’avons ouverte la dernière fois, elle n’a pas bougé pendant des jours. Il n’y a aucune instabilité dans la séquence que j’ai fait tourner. Ni la première, ni la deuxième.

— Tanya, a commencé Schneider, l’air trahi, en écartant les mains. Quand même…

— Je ne sais pas ce qui s’est passé ici, ni quelles… (Elle a sorti le mot très rapidement.)… putains… de séquences de glyphes Aribowo a utilisées. Mais ça ne va pas nous arriver. Je sais ce que je fais.

— Avec tout mon respect, maîtresse Wardani, a commenté Sutjiadi en regardant tous les visages rassemblés pour évaluer son soutien, je ne vois pas comment vous pouvez garantir…

— Je suis maître de Guilde, a rétorqué Wardani, furieuse, en repartant vers les cadavres alignés. Cette femme ne l’était pas. Weng Xiadong. Ne l’était pas. Tomas Dhasanapongsakul. Ne l’était pas. Ces gens étaient des Gratteurs. Doués, peut-être, mais ça ne suffit pas. J’ai plus de soixante-dix ans d’expérience sur le terrain et en archéologie martienne. Et si je vous dis que cette porte est stable, alors elle est stable.

Elle a lancé autour d’elle un regard noir, les yeux brillants, derrière les cadavres. Personne ne paraissait disposé à la contredire.

 

L’empoisonnement de l’explosion de Sauberville montait en puissance dans mes cellules. Il m’a fallu plus de temps que je le pensais pour gérer les cadavres. Plus longtemps qu’il aurait fallu à un officier des Impacteurs de Carrera. Quand le placard à cadavres s’est refermé, lentement, je me sentais lessivé.

S’il ressentait la même chose, Deprez n’en montrait rien. Peut-être les enveloppes maories résistaient-elles mieux, comme prévu. Il a traversé la soute d’un pas lent, vers l’endroit où Schneider montrait à Jiang Jianping une astuce avec un harnais antigrav. J’ai hésité un moment, puis j’ai gravi l’échelle vers le pont supérieur, espérant trouver Tanya Wardani dans la cabine avant.

Au lieu de cela, je suis tombé sur Hand, en train de regarder sur l’écran principal la grande masse du vaisseau martien qui passait en dessous de nous.

— Il faut s’habituer, hein ?

Le cadre de Mandrake avait dans la voix un enthousiasme avide. Les lumières extérieures de la Nagini portaient sur quelques centaines de mètres. Mais on restait conscient de cette masse même quand elle se fondait dans les ténèbres. Elle obscurcissait toutes les étoiles. On aurait dit qu’elle se poursuivait à l’infini, avec des angles étranges, et hérissée d’appendices comme des bulles sur le point d’exploser. L’ensemble défiait l’œil de trouver une limite aux ténèbres qu’il dessinait. On pensait remarquer, trouver un bord. On voyait la faible lueur des étoiles. Puis les fragments de lumière disparaissaient ou sautaient, et l’on comprenait : ce qu’on avait pris pour une étoile n’était qu’une illusion d’optique sur la surface de l’ombre imposante. Les barges de Konrad Harlan étaient parmi les structures volantes les plus grandes jamais construites par la science humaine. À l’échelle de ce vaisseau, c’étaient des navettes de sauvetage. Même les habitats du système New Beijing ne lui arrivaient pas à la cheville. Nous n’étions pas encore prêts pour une dimension pareille. La Nagini flottait près du vaisseau comme une mouette au-dessus d’un des cargos qui pillaient les champs de belalgue de Newpest à Millsport. Nous étions inconséquents, un petit visiteur perplexe suivant le mouvement.

Je me suis laissé tomber dans le siège à côté de Hand et l’ai fait pivoter pour être face à l’écran, sentant mes mains et ma colonne vertébrale trembler. J’avais eu très froid en emballant les cadavres, et quand nous nous étions occupés de Dhasanapongsakul, les filaments gelés de tissu oculaire qui pendaient comme du corail de son orbite s’étaient brisés sous la paume de ma main. Je les avais sentis céder au travers du sac plastique. J’avais entendu leur crissement fragile.

Ce petit son, le son des conséquences particulières de la mort, avait écarté presque tout l’émerveillement que j’avais ressenti face à la masse du vaisseau martien.

— C’est juste une barge de colonisation montée en graine, ai-je dit. En théorie, nous pourrions construire aussi gros. C’est juste plus difficile de faire accélérer une telle masse.

— Apparemment, pas pour eux.

— Apparemment, non.

— Alors vous pensez que ce n’est que cela ? Une barge de colonisation ?

J’ai haussé les épaules, cherchant une indifférence que je ne trouvais pas.

— Il y a un nombre limité de raisons pour construire un truc aussi gros. Soit il transporte quelque chose quelque part, soit on y vit. Et j’ai du mal à voir pourquoi construire un habitat aussi loin. Il n’y a rien à étudier, ici. Rien à exploiter.

— Et pourquoi aller le garer ici, si c’est une barge de colonisation…

Crisse-cric.

J’ai fermé les yeux.

— Qu’est-ce que ça peut faire, Hand ? Quand on rentrera, ce truc va disparaître dans un dock d’astéroïde corpo. Nous ne le reverrons jamais. Pourquoi s’y attacher ? Vous allez toucher votre pourcentage, votre bonus, ou ce qui vous intéresse.

— Vous croyez que je ne suis pas curieux ?

— Je crois que vous vous en foutez.

Il n’a rien répondu jusqu’à ce que Sun émerge de la soute avec la mauvaise nouvelle. La bouée paraissait endommagée de façon définitive.

— Elle émet. Et avec un peu de travail, les moteurs pourront s’engager. Il lui faut une nouvelle source d’énergie, mais je peux sans doute bricoler ça avec le générateur d’une des motos. Par contre, les systèmes de localisation sont foutus, et nous n’avons ni les outils ni le matériel pour les réparer. Sans ça, la bouée ne pourra pas rester sur place. La poussée de nos moteurs suffirait sans doute à l’envoyer valdinguer dans l’espace.

— Et si on la déploie une fois qu’on aura mis à feu ? a proposé Hand en nous regardant tour à tour. Vongsavath peut calculer une trajectoire et nous faire avancer lentement, puis lâcher la bouée au bon endroit. Oh…

— Le mouvement, ai-je fini pour lui. Le mouvement résiduel que la bouée prendrait quand nous la lancerions suffirait à la faire dériver. C’est ça, Sun ?

— Exactement.

— Et si nous l’attachons ?

J’ai souri sans joie.

— L’attacher ? Vous n’étiez pas là quand les nanobes ont essayé de s’attacher à la porte ?

— Il faut trouver un moyen, a-t-il dit, têtu. Nous n’allons pas rentrer les mains vides. Pas après être arrivés aussi près.

— Si vous essayez de souder ce truc à la coque, nous ne rentrerons pas du tout, Hand. Vous le savez bien.

— Alors, cria-t-il soudain, il doit y avoir une autre solution.

— En effet.

Tanya Wardani se tenait à l’écoutille du cockpit, où elle s’était retirée pendant qu’on s’occupait des cadavres. Elle était encore pâle après ses vomissements, et ses yeux paraissaient marqués, mais il y avait sous tout cela un calme éthéré que je n’avais pas vu depuis notre départ du camp.

— Maîtresse Wardani, a dit Hand en regardant dans toute la cabine, comme pour vérifier qui d’autre l’avait vu perdre le contrôle, et en appuyant du pouce et de l’index sur son nez. Vous avez quelque chose à ajouter ?

— Oui. Si Sun Liping peut réparer les systèmes énergétiques de la bouée, nous pouvons très facilement l’installer.

— L’installer où ? ai-je demandé.

— À l’intérieur.

Un moment de silence face au fin sourire de Wardani.

— À l’intérieur ? (J’ai désigné l’écran d’un mouvement du menton, les kilomètres sans fin du vaisseau extraterrestre.) De ça ?

— Oui. Nous entrons par le hangar d’appontage et déposons la bouée quelque part, à l’abri. Aucune raison de supposer que la coque n’est pas radiotransparente, du moins par endroits. Presque toute l’architecture martienne l’est. Nous pourrons faire des émissions-tests pour trouver le meilleur endroit.

— Sun, a commencé Hand en regardant de nouveau l’écran, rêveur. Combien de temps pour effectuer les réparations sur le système énergétique ?

— Entre huit et dix heures. Pas plus de douze, de toute façon. (Sun s’est tournée vers l’archéologue.) Combien de temps vous faudra-t-il, maîtresse Wardani, pour ouvrir le hangar ?

— Oh, a fait Wardani avec un autre de ses étranges sourires. Il est déjà ouvert.

 

Je n’ai eu qu’une seule occasion de lui parler avant l’appontage. Je l’ai retrouvée quand elle sortait des toilettes de la navette, dix minutes après un briefing abrupt et dictatorial que Hand avait assené à tout le monde. Elle me tournait le dos, et nous nous sommes bousculés dans l’entrée étroite. Elle s’est retournée avec un cri de surprise, et j’ai vu de la sueur à son front. Sans doute de nouvelles nausées : son haleine sentait mauvais, et des odeurs de bile me parvenaient de la porte derrière elle.

Elle a vu la façon dont je la regardais.

— Ça va ?

— Non, Kovacs, je suis en train de mourir. Et toi ?

— Tu es sûre que c’est une bonne idée ?

— Oh, tu ne vas pas t’y mettre aussi ! Je pensais qu’on avait tout réglé avec Schneider et Sutjiadi.

Je n’ai rien dit, me contentant de regarder la lueur de colère dans son regard. Elle a soupiré.

— Écoute, si ça fait plaisir à Hand et qu’on peut enfin rentrer, je dirais que oui, c’est une bonne idée. Et c’est beaucoup plus sûr que d’attacher une bouée défectueuse à la coque.

J’ai secoué la tête.

— Il y a autre chose.

— Ah ?

— Oui. Tu veux voir l’intérieur de ce truc avant que Mandrake le fasse disparaître dans une installation secrète. Tu veux te l’approprier, ne serait-ce que pour quelques heures. N’est-ce pas ?

— Pas toi ?

— Je pense qu’à part Sutjiadi et Schneider, nous en avons tous envie.

Je savais que Cruickshank l’aurait voulu aussi – j’avais vu des étoiles dans son regard quand elle y pensait. L’enthousiasme naissant qu’elle avait dans le chalutier. Le même émerveillement sur son visage quand elle avait regardé le compte à rebours de la porte sur le filtre UV. C’était peut-être pour ça que je ne protestais pas, hormis cette conversation murmurée dans les effluves de vomi. Peut-être que je lui devais ça.

— Alors quel est le problème ? a demandé Wardani.

— Tu le sais très bien…

Elle a émis un bruit d’impatience et a tenté de me contourner. Je n’ai pas bougé.

— Tu pourrais me laisser passer, Kovacs ? Nous sommes à cinq minutes de l’atterrissage, et il faut que j’aille dans le cockpit.

— Pourquoi ne sont-ils pas entrés, Tanya ?

— Nous avons déjà…

— Mon cul, Tanya. Les instruments d’Ameli montrent une atmosphère respirable. Ils ont trouvé un moyen d’ouvrir le système d’appontage, ou alors il était déjà ouvert. Puis ils ont attendu dehors que leur oxygène s’épuise. Pourquoi ne sont-ils pas entrés ?

— Tu étais au briefing. Ils n’avaient pas de nourriture, ils…

— Oui, je t’ai entendu nous sortir des mètres et des mètres de rationalisation en béton, mais je n’ai rien entendu qui explique pourquoi quatre archéologues ont préféré mourir dans leur combinaison spatiale au lieu de passer leurs dernières heures dans la plus grande trouvaille archéologique de la race humaine.

Elle a hésité un instant, et j’ai eu un rappel fugitif de la femme dans la cascade. Puis la lumière fiévreuse a repris ses yeux.

— Pourquoi tu me poses la question ? Pourquoi tu n’allumes pas un des appareils d’ID&E pour leur demander, à eux ? Ils ont leur pile, non ?

— Les unités d’ID&E sont niquées, Tanya. La même fuite corrosive qui a flingué les bouées. Alors je te repose la question. Pourquoi ne sont-ils pas entrés ?

Elle a détourné le regard en silence. J’ai cru voir un tremblement à la commissure de son œil. Puis plus rien. Elle m’a regardé avec le même calme froid que j’avais vu dans le camp.

— Je ne sais pas, a-t-elle fini par dire. Et si nous ne pouvons pas leur poser la question, alors je ne vois qu’une seule autre façon de l’apprendre.

— Ouais, ai-je soupiré en m’écartant d’elle. Et c’est bien de ça qu’il s’agit, hein ? Découvrir. Révéler l’histoire. Reprendre le putain de flambeau de la découverte humaine. Ce n’est pas l’argent qui t’intéresse, tu te fous de savoir qui aura les droits exclusifs, et mourir ne te dérange pas tant que ça. Alors pourquoi ça dérangerait les autres, hein ?

Elle a sourcillé, très vite. Puis s’est reprise. Elle s’est détournée, me laissant face à la pâle lumière des tuiles d’illuminum où elle s’était appuyée.

Anges Déchus
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